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CORRESPONDANCE

que j’aime, que j’aime encore tout ce que j’ai aimé, et que, quand j’en aimerais une autre, je t’aimerai toujours. Le cœur dans ses affections, comme l’humanité dans ses idées, s’étend sans cesse en cercles plus élargis. De même que je regardais, il y a quelques jours, mes petits livres d’enfant dont je me rappelais nettement toutes les images, quand je regarde mes années disparues, j’y retrouve tout. Je n’ai rien arraché, rien perdu. On m’a quitté, je n’ai rien délaissé. Successivement j’ai eu des amitiés vivaces qui se sont dénouées les unes après les autres. Ils ne se souviennent plus de moi ; je me souviens toujours. C’est la complexion de mon esprit, dont l’écorce est dure. J’ai les nerfs enthousiastes avec le cœur lent ; mais peu à peu la vibration descend et elle reste au fond.

Avant-hier au soir, on m’a remis un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée et qui avait été adressé chez mon frère. C’était un carré de filet de coton pour servir de housse à un fauteuil. J’ai cru reconnaître l’écriture d’Henriette Collier sur l’adresse ; mais pas de lettre, pas d’avis, rien, et aucune nouvelle.

Il paraît donc que les femmes s’occupent de moi. Je vais devenir fat. Mme Didier elle-même trouve que j’ai l’air distingué. Est-ce que je serais digne par hasard de figurer dans les brillantes sociétés où va Du Camp ?

Caroline de Lichtfield[1] est très pénible à lire. J’ai vu ce que c’était et m’arrête avant la fin du 1er volume.

  1. Caroline de Lichtfeld, ou Mémoires d’une famille prussienne, par Mme de Montolieu, 2 vol. in-12, 1821.