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CORRESPONDANCE

305. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset, 17 janvier 1852.

Non, mon bon vieil Ernest, je ne t’ai pas oublié ! Ta vie ne m’est pas plus indifférente que la mienne ne te l’est et, quand ta lettre m’est arrivée, il y avait cinq ou six jours que je pensais très fortement à toi, sans autre motif, et que j’allais écrire. Nos deux volontés se sont croisées.

J’ai vu avec peine que tu en avais plein ton sac de cette chère existence, pauvre bougre ! L’affection que tu portes à ta femme n’est pour toi qu’une série de soucis. Je sais par moi-même ce que c’est que de voir souffrir ceux que l’on chérit. Il n’y a pas de pire misère parce qu’il n’y en a pas où l’on sente plus son impuissance. Tu me dis que tes cheveux blanchissent ; les miens s’en vont. Tu retrouveras ton ami à peu près chauve. La chaleur, le turban, l’âge, les soucis peuvent bien être la cause de cette sénilité précoce du plus bel ornement de ma tête. Je ne pourrai jamais dire à un François Ier quelconque :

Nous avons tous les deux au front une couronne.

Ah ! pauvre vieux et bon ami, où est le temps où chevelure, gaieté, espérances, tout cela flottait au vent ! La blague aussi est tombée. Quand je me rappelle le passé et ce vieux Garçon (que j’ai retrouvé à Rhodes, par parenthèse, dans la personne de Pruss, le consul), je suis jaloux de tant de choses