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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Je suis étonné, chère amie, de l’enthousiasme excessif que tu me témoignes pour certaines parties de l’Éducation. Elles me semblent bonnes, mais pas à une aussi grande distance des autres que tu le dis. En tous cas je n’approuve point ton idée d’enlever du livre toute la partie de Jules pour en faire un ensemble. Il faut se reporter à la façon dont le livre a été conçu. Ce caractère de Jules n’est lumineux qu’à cause du contraste d’Henry. Un des deux personnages isolé serait faible. Je n’avais d’abord eu l’idée que de celui d’Henry. La nécessité d’un repoussoir m’a fait concevoir celui de Jules.

Les pages qui t’ont frappée (sur l’Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux. C’est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique. J’ai fait depuis des progrès en esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l’assiette que j’ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. Oh mon Dieu ! si j’écrivais le style dont j’ai l’idée, quel écrivain je serais ! Il y a dans mon roman un chapitre qui me semble bon et dont tu ne me dis rien, c’est celui de leur voyage en Amérique et toute la lassitude d’eux-mêmes suivie pas à pas. Tu as fait la même réflexion que moi à propos du Voyage d’Italie. C’est payer cher un triomphe de vanité qui m’a flatté, je l’avoue. J’avais deviné, voilà tout. Pas si rêveur encore que l’on pense, je sais voir et voir comme voient les myopes, jusque dans les pores des choses, parce qu’ils se fourrent le nez dessus. Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes