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CORRESPONDANCE

Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère Louise, est dans ce passé de ma vie interne que personne ne connaît. Le seul confident[1] qu’elle ait eu est enterré depuis quatre ans dans un cimetière de village, à quatre lieues d’ici. C’est quand je suis sorti de cet état que je suis venu à Paris et que j’ai connu Maxime. J’avais vingt ans, j’étais un homme et tout à fait. Il a pu lire le livre, mais non la préface, que je me rappelle bien, mais que je ne saurais nettement faire comprendre. Melaenis, en résumé, est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la solitude ; c’est l’assouvissance d’un tas d’appétits qui nous ravageaient le cœur. Vous avez raison de dire que je n’en ai pas. Je me le suis dévoré à moi-même.

Aujourd’hui, je me sens noyé dans des flots d’amertume. L’arrivée des exemplaires de Melaenis m’a fait un effet de tristesse. Nous avons passé hier tout notre après-midi sombres comme la plaque de la cheminée. Ça nous causait une impression de prostitution, d’abandon, d’adieu ; comprenez-vous ? Quand j’ai reçu, au contraire, il y a quatre ans, le volume de Maxime, les mains me tremblaient de joie en coupant les pages.

D’où vient cette glace de maintenant, impression si différente de l’autre ? Je vous assure que tout cela ne m’excite nullement et que j’ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites.

Je me demande à quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent ; c’est synonyme) et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui d’avance me font hausser les

  1. Alfred Le Poittevin.