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DE GUSTAVE FLAUBERT.

292. À LOUISE COLET.
[Croisset, début novembre 1851.] Lundi soir.

J’aurais dû déjà répondre à votre longue et douce lettre qui m’a ému, pauvre chère femme. Mais je suis moi-même si lassé, si aplati, si embêtė, qu’il faut que je me secoue vertement pour vous dire merci d’avoir lu si vite Melaenis. J’ai embrassé de votre part l’auteur qui a été touché de cette sympathie. Vous êtes la première du public qui l’applaudissiez. Eh bien, qu’en dites-vous ? N’est-ce pas que c’est assez crânement tourné ? Je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j’ai beaucoup contribué moi-même. J’y suis pour trop pour qu’elle me soit étrangère. Pendant trois ans ç’a été travaillé au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers. Je crois qu’on peut dire que ça promet un poète de haute futaie. Nous étions, il y a quelques années, en province, une pléiade de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure. Nous tournions entre la folie et le suicide. Il y en a qui se sont tués, d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui. C’était beau ! Il n’en reste plus rien que nous deux Bouilhet, qui sommes tant changés. Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à l’ombre dans la retraite, comme des champignons gonflés d’ennui.