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DE GUSTAVE FLAUBERT.

effrayante. Quoi qu’il t’advienne par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là-bas, au bord de l’eau, entre la côte et la rivière, une oreille toujours ouverte pour les confidences, une main amie qui ne te faillirait pas et un dévouement qui, pour être vieux, n’a pas vieilli. Si l’écorce parfois t’a pu sembler plus râpeuse que par le passé, c’est que j’ai subi des petites scènes d’intérieur (je parle de l’âme) qui ont dû me cristalliser un peu les manières. Il faut faire comme à Herculanum, déblayer la lave, et tu retrouveras les peintures encore fraîches.

Eh bien, oui, j’ai vu l’Orient et je n’en suis pas plus avancé, car j’ai envie d’y retourner. J’ai envie d’aller aux Indes, de me perdre dans les pampas de l’Amérique et d’aller au Soudan voir la chasse aux nègres et aux éléphants. De toutes les débauches possibles, le voyage est la plus grande que je sache ; c’est celle-là qu’on a inventée quand on a été fatigué des autres. Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l’esprit et à la bourse que ne peut l’être celle du vin ou du jeu. On s’embête parfois, c’est vrai ; mais on jouit démesurément aussi. La vue du Sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c’est que mon cheval ou Dieu ne l’ont pas positivement voulu. La mer Morte m’a aussi fait plus de plaisir que je ne l’aurais supposé d’après son nom « mer Morte ou lac Asphaltite », que je lisais sur les cartes depuis longtemps.

Nous n’avons pu aller en Perse, hélas ! Les massacres d’Alep et le soulèvement de la province de Bagdad nous en ont empêchés. Nous aurions eu