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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Sache donc une fois pour toutes que jamais je ne me suis moqué de toi (je ne me suis jamais moqué de personne si ce n’est de moi peut-être), et que tu n’as pas été ma dupe. Je crois n’en avoir encore fait aucune. Je l’ai quelquefois été au contraire. Me moquer de toi, et pourquoi ? Non, rassure-toi, rassure-toi et, si tu doutes de mon amour, ne doute pas du moins de mon respect. Le mot peut te paraître ridicule, mais il est d’une vérité intense et profonde. Oui, ton amour à toi m’inspire du respect parce qu’il me paraît singulièrement beau et singulièrement surnaturel. Tu m’accuses d’orgueil ; tout le monde me juge de même. Eh bien ! accepte cette confidence : avant toi, je n’ai pas été aimé. En secret, je n’en sais rien ; mais de fait, non, jamais. Tu es la première et la seule que j’aie vue m’aimer comme toi, d’une manière aussi douloureuse et partant aussi solide. Je t’aime avec les restes de mon cœur que d’autres amours ont dévoré jusqu’au dernier fil, et je m’émeus d’une commisération amère, d’une tendresse âcre, à sentir que je n’ai que cela pour satisfaire l’appétit de ton âme. Comme l’or est creux, tu m’accuses. Accuses-en la vie elle-même, qui est un triste régal. Tu m’as ôté une opinion que j’avais : c’est qu’une femme ne pouvait s’éprendre de moi et garder cette manie longtemps, ce qui me semblait impossible. Mais j’aimerais mieux être resté dans cette conviction. Et pourtant je sens que t’ôter de moi ce serait m’ôter trop. Restes-y donc.

Je voulais te parler de mon voyage, mais j’aime mieux te parler de toi et de nous. À quoi cela m’avancera-t-il ce voyage ? À être un peu plus triste cet hiver. Ah ! pas de soleil ! L’ombre est trop noire