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CORRESPONDANCE

Crois-en mon expérience et ne te fie nullement à la chaleur des pays chauds. Fais-moi le plaisir, je te le demande en grâce, de te faire faire des ceintures de flanelle. Emporte une chancelière pour tes pieds. Tu gèleras dans la diligence de Paris à Marseille, c’est certain. Munis-toi bien de vêtements chauds, manchon, manteau, etc. Si tu étais raisonnable, tu te ferais cadeau d’une petite pelisse en fourrure. Songe qu’à bord des bateaux à vapeur il n’y a pas de feu. À la fin de mars la saison sera encore fraîche. Crois-moi, bonne vieille mère, je n’exagère rien. Suis mes conseils. La santé en voyage n’est qu’au prix de tous ces soins.

Nous sommes dans un piteux état. Nous n’avons plus de talons à nos chaussettes ; nos chemises sont en lambeaux et nos bottes rapiécées. Avec ma barbe et ma peau de bique raccommodée avec des queues de renard, j’épouvantais les populations du Péloponèse. Je la couperai à Naples, ma splendide barbe qui m’a tour à tour fait prendre pour un pacha et pour un bandit. Tu me reverras comme jadis, menton rasé. Le Péloponèse m’a reculotté la peau. J’ai sur la figure, jusqu’au milieu du front, une plaque de réglisse comme les vieux matelots. Mes cheveux repoussent un peu ; mais d’ici à deux ans j’aurai la calotte complète. Je crois que je suis engraissé.

Tout ce que tu me dis sur l’oubli des absents ne m’étonne nullement. Tel est le commun des âmes. La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse, quand on la considère de près. Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main.