Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
283
DE GUSTAVE FLAUBERT.

ne sont pas à bon marché. Il faut payer pour avoir une serviette, un couteau, une table, etc.

J’ai vu hier Canaris[1]. Il avait un chapeau de soie comme un simple mortel, était habillé à l’européenne et couvert d’un manteau noir. C’est un petit homme trapu, grisonnant, le nez un peu écrasé. Il ne sait ni lire ni écrire. Quand il était ministre de la marine, il ne pouvait signer son nom. Il ne connaît rien de tout ce qu’on a écrit en Europe sur lui. Quel renfoncement pour Hugo s’il savait cela, lui qui l’a tant chanté et si bien ! Canaris sait et dit seulement ceci : « Il y a des livres qui parlent de moi en France. » Un de ces jours nous devons aller lui faire une visite.

Nous sommes ici pilotés et servis par un très brave homme, le colonel Touret, commandant de la place, ancien philhellène qui a fait la guerre de l’indépendance avec le général Fabvier.

Nous avons eu l’honneur d’exciter l’hilarité et la curiosité de S. M. Amélie, reine de Grèce. Nous nous sommes trouvés, le jour de notre arrivée, sur son passage, comme elle sortait en voiture pour se promener. Tout le monde la saluait, soit en ôtant son chapeau ou son bonnet. Nous, avec nos tarbouchs, nous lui avons fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange (il n’y a pas du tout de Turcs ici) qu’elle s’est retournée vers sa dame d’honneur en se mettant à rire. Nous lui avons fait dire par le colonel Touret que nous eussions été fort embarrassés de la

  1. Héros de la guerre de l’Indépendance, fut, en 1843, un des triumvirs chargés d’administrer la Grèce pendant la vacance du trône. Hugo consacra à Canaris un de ses poèmes des Orientales.