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CORRESPONDANCE

des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l’air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à travers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant au pas quand c’était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres.

Un autre jour, c’était un dimanche, je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier (le Dimitri) au hasard, car je me suis perdu. Dans les cafés, des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leurs pipes. Dans une rue où une sorte de torrent coulait de la boue, une négresse accroupie demandait l’aumône en turc. Quelques femmes revenaient des vêpres. Des enfants jouaient sur les portes. Aux fenêtres, deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement ; je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur, ayant Constantinople à mes pieds qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère où j’étais. Il y avait à côté de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C’est là que les sultans autrefois venaient s’exercer à l’arc. Chaque fois qu’ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer et me suis trouvé devant l’arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations ; rues tortueuses et noires, sentant le goudron ; et je suis rentré chez moi brisé, étourdi.

Il y a aujourd’hui huit jours, j’ai fait 15 lieues à cheval, en Asie, d’un train d’enfer, sur la neige. J’allais à la colonie polonaise. Pauvres diables !