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CORRESPONDANCE

voiture quelquefois est close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure un voile transparent à travers lequel on voit le rouge de leurs lèvres peintes et l’arc de leurs sourcils noirs. Dans l’intervalle du voile, entre le front et les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder et qui dardent sur vous, d’aplomb, leurs prunelles fixes. De loin, ce voile, que l’on ne distingue pas, leur donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons, saisi d’étonnement et d’admiration. Elles ont l’air de fantômes. À travers les voiles qui retombent sur leurs mains, brillent leurs bagues de diamants ; et songer, miséricorde ! que dans dix ans elles seront en chapeau et en corset ! qu’elles imiteront leurs maris qui se font habiller à l’européenne, portent des bottes et des redingotes !

Souvent, en vous promenant en canot avec moi, vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alliez en caïque sur le Bosphore, je ne sais à quoi vous vous accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au plus de large, pointues comme des aiguilles à l’avant et à l’arrière. On peut tenir deux dedans. On s’accroupit au fond, et il faut rester complètement immobile de peur de chavirer. Les deux rameurs, en chemise de soie, se servent de rames dont la partie comprise entre le tolet et la poignée a un renflement énorme pour faire contrepoids. Quand on est dans une semblable embarcation, que la mer est calme et que les caikdjis sont bons, on vole sur l’eau.

Le port de Constantinople est plein d’oiseaux. Vous savez que les Musulmans ne les tuent jamais.