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CORRESPONDANCE

d’une rivière grande comme l’Eau de Robec. Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les deux formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire ; mais on se donne, et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre ; seulement, mon héroïne crève d’exaltation religieuse après avoir connu l’exaltation des sens. Hélas ! il me semble que lorsqu’on dissèque si bien les enfants à naître, on n’est pas assez monté pour les créer. Ma netteté métaphysique me donne des terreurs. Il faut pourtant que j’en revienne. J’ai besoin de me donner ma mesure à moi-même. Je veux, pour vivre tranquille, avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me réglera dans l’emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale : « Je me sens le besoin de m’établir. »

À Smyrne, par un temps de pluie qui nous empêchait de sortir, j’ai pris au cabinet de lecture Arthur, d’Eugène Suë. Il y a de quoi en vomir ; ça n’a pas de nom. Il faut lire ça pour prendre en pitié l’argent, le succès et le public. La littérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu’elle couvre de taffetas pommadés, et elle s’est tant brossé la tête qu’elle en a perdu tous ses cheveux. Il faudrait des Christs de l’Art pour guérir ce lépreux.