Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
231
DE GUSTAVE FLAUBERT.

pris une rose, me l’a donnée, m’a versé sur les mains de l’eau de fleurs d’oranger, puis me l’a reprise, l’a posée sur la pierre pour bénir la fleur. Je ne sais alors quelle amertume tendre m’est venue. J’ai pensé aux âmes dévotes qu’un pareil cadeau, et dans un tel lieu, eût délectées et combien c’était perdu pour moi. Je n’ai pas pleuré sur ma sécheresse ni rien regretté, mais J’ai éprouvé ce sentiment étrange que deux hommes « comme nous » éprouvent lorsqu’ils sont seuls au coin de leur feu et que, creusant de toutes les forces de leur âme ce vieux gouffre représenté par le mot « amour », ils se figurent ce que ce serait — si c’était possible. Non, je n’ai été là ni voltairien, ni méphistophélique, ni sadiste. J’étais au contraire très simple. J’y allais de bonne foi et mon imagination même n’a pas été remuée. J’ai vu les capucins prendre la demi-tasse avec les janissaires, et les frères de la terre sainte faire une petite collation dans le jardin des Oliviers. On distribuait des petits verres dans un clos à côté, où il y avait deux de ces messieurs avec trois demoiselles dont, entre parenthèses, on voyait les tetons.

À Bethléem, la grotte de la Nativité vaut mieux. Les lampes font un bel effet ; ça fait penser aux rois mages. Mais en revanche c’est un crâne pays, un pays rude et grandiose qui va de niveau avec la Bible. Montagnes, ciel, costumes, tout me semble énorme. Nous sommes revenus hier du Jourdain et de la mer Morte. Pour t’en donner une idée, il faudrait se livrer à un style des plus pompeux, ce qui m’ennuierait et toi aussi sans doute. Aux bords de la mer Morte, sur un petit flot de pierres entassées qu’il y a là, j’ai ramassé, tout brûlant de soleil,