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DE GUSTAVE FLAUBERT.

qui me donne de moi-même un chagrin singulier ? Mais qu’y faire, encore une fois, qu’y faire ? Est-ce ma faute si ce qui me paraît insignifiant te semble cruel, si mille choses que je fais te blessent jusqu’aux entrailles, si ce qui ne m’effleure même pas te déchire en entier ?

Tu as fait dernièrement tout ce que tu as pu pour me cacher ta douleur. Elle perçait malgré toi, comme la forme d’un mort sous son drap blanc, quelque propre qu’il soit, quelque parfumé qu’on l’ait choisi. Rien de ce qui se passait en toi ne m’échappait ; et toi tu n’as pas saisi une minute la moindre chose de ce que je sentais. Je remarque ceci, que nous ne pouvons jamais nous quitter de bonne humeur, et que nous nous séparons toujours mécontents l’un de l’autre. Faudrait-il donc mieux ne pas se voir du tout et devenir étrangers, tout à fait oubliés l’un de l’autre, l’un à l’autre ? Mais cela est factice, intentionnel ; ce serait du parti pris et de la pose vis-à-vis de toi-même. Rien ne se brise net dans le cœur ; les liens se dénouent d’eux-mêmes et ne se coupent pas ; l’arbre se pourrit sur pied et ne tombe pas en un seul jour.

J’aurais dû, m’as-tu dit, ne pas revenir vers toi, laisser ta plaie se guérir. Je t’avais demandé conseil là-dessus ; je te le demande encore. Dans quelques jours, je reviendrai. Si tu veux ne pas me voir, tu ne me verras pas. Personne ne te dira le jour où j’aurai passé par Paris. Peu à peu, le temps passera ; tu t’habitueras à penser que je ne suis plus ; les âcretés de mon souvenir s’effaceront, s’adouciront à force d’être touchées, et il ne restera plus peut-être dans ton cœur que quelque