Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
CORRESPONDANCE

propres idées. On s’admire, on se fait plaisir à soi-même ; n’est-ce pas le principal ? Et puis, le public est si bête ! Et puis, qui est-ce qui lit ? Et que lit-on ? Et qu’admire-t-on ? Ah ! bonnes époques tranquilles, bonnes époques à perruques, vous viviez d’aplomb sur vos hauts talons et sur vos cannes ! Mais le sol tremble sous nous. Où prendre notre point d’appui, en admettant même que nous ayons le levier ? Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles, nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a peut-être jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque, c’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages ; misère, misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout ça y fait ? Mais le cœur, la verve, la sève ? D’où partir et où aller ? Oui, quand je serai de retour, je reprendrai et pour longtemps, je l’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me moquant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui en a de tout opposées, c’est-à-dire qui a des projets très remuants pour son retour et qui veut se lancer dans une activité démoniaque. À la fin de l’hiver prochain, nous causerons de tout cela, mon bonhomme.

Je m’en vais te faire une confidence très nette : c’est que je ne m’occupe pas plus de ma mission