Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
CORRESPONDANCE

étaient si serrés les uns près des autres, qu’il fallait se baisser pour passer dessous. Là, nous nous sommes reposés à l’ombre, sur un paquet de branches sèches de palmier. Le gamin qui nous suivait à pied a été chercher le gardien du jardin qui nous a apporté une grande jatte de dattes, avec des petits pains chauds posés sur un panier plat en paille de couleur tressée. Le ruisseau qui arrose le jardin, large d’un pied et profond d’un demi-pouce, coulait devant nous, sous la semelle de nos bottes, traînant des feuilles sur son courant, tout comme une rivière. Nous sommes restés là deux grandes heures à causer. Puis nous sommes remontés à cheval et nous nous sommes dirigés sur Karnac. C’est avec un serrement de cœur que nous lui avons dit adieu. Quelle étrange chose ! Être ému en quittant des pierres ! et quand tant d’autres choses nous émeuvent.

J’ai énormément pensé à Alfred à Thèbes. Si le système des Saint-Simoniens est vrai, il voyageait peut-être avec moi ; alors ce n’était pas moi qui pensais à lui, mais lui qui pensait en moi. Et je songe bien aux autres aussi, pauvre mère ! Je ne peux admirer en silence. J’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion ; il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. Et quels autres appeler que ses plus aimés ?

Quand je prends une feuille de papier pour t’écrire, le diable m’emporte si je sais quoi mettre. Puis, de soi-même, ça vient, je bavarde. Je m’amuse, les lignes s’allongent. Mais quand je ne sais plus que dire, je jette sur elles un bon regard d’adieu et je leur dis dans ma pensée : allez-vous-