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CORRESPONDANCE

Quand nous verrons-nous ? Je n’en sais rien. Il vaut mieux pour toi que tu ne me voies pas. Est-ce que tu n’es pas ennuyée de vivre et de sentir ?

Adieu, je t’embrasse.


190. À LOUISE COLET.

Entièrement inédite.

Mardi soir [Rouen, 13 avril], 11 heures.

Tu m’as dit que, tel que je suis, j’aurais dû me défendre dès le commencement de tout mouvement d’amour, et, par devoir, réfréner le désir que j’avais, pour n’en pas faire ensuite souffrir personne. C’est vrai, c’est vrai ; j’aurais dû ne pas me faire aimer ; je n’en suis pas digne, et mieux que cela, je n’y suis pas propre. Ce n’est pas de mon monde à moi. Sois tranquille, va, tu es la dernière. J’ai admiré dans un temps l’héroïsme d’Origène[1], qui me paraît un des grands actes de bon sens dont un homme puisse s’aviser. Que n’en peut-on faire de même pour le cœur ! Mais où est le fer pour couper cet organe-là ?… S’il n’y avait que celui qui le porte qui en souffrît, le mal ne serait pas grand. Mais si on fait souffrir un autre ?… Crois-tu que moi, oui moi que tu accuses d’une personnalité si féroce, je n’éprouve pas, quand je pense à toi, une angoisse indéfinissable

  1. Philosophe grec. Théologien de mœurs sévères, il se mutila pour se soustraire aux tentations.