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CORRESPONDANCE

Nil assis sur des joncs. Un peu plus loin, aux cataractes, ils sont montés, tout nus, sur des troncs de palmiers ; il est amusant de les voir se lancer dans les tourbillons d’écume, disparaître et revenir sur l’eau ; le courant les entraîne entre les rochers comme un fétu de paille, d’une manière rapide et effrayante ; leurs dos noirs ruissellent d’eau, leurs dents blanches sourient. Tout cela est d’une élégance de sauvage qui charme profondément.

Avant-hier, nous avons abordé deux bateaux de marchands d’esclaves chargés de négresses. Elles venaient du Darfour, du pays des Gallas, de l’intérieur de l’Afrique, femmes volées pour la plupart. Elles étaient empilées dans les canges, qui en regorgeaient comme des charrettes de foin chez nous. Pour costumes elles portaient des amulettes et de petits caleçons de cuir. Nous en avons acheté (pas des femmes) mais des pagnes (leur caleçon). C’est si peu beurré de crasse et de graisse de mouton que ça en empoisonne notre divan. Nous avons marchandé des plumes d’autruche et une petite fille d’Abyssinie, afin de rester plus longtemps à bord et de jouir de ce spectacle qui avait son chic. Quelques-unes, sur des pierres, broyaient de la farine, et leurs longues chevelures tombaient par-dessus elles comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Les enfants à la mamelle pleuraient. On faisait la cuisine. Les unes, avec des dents de porc-épic, arrangeaient les chevelures de leurs compagnes. C’était fort triste et singulier. Dans chacun de ces bateaux-là, il y a toujours quelques vieilles négresses qui font et refont ce voyage pour encou-