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CORRESPONDANCE

se remuent, ça claque comme des charrettes. Elles vont, appellent avec des voix traînantes : « Cawadja, Cawadja » ; leurs dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires ; leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras le corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons… Mets du soleil par là-dessus. Eh bien ! j’ai résisté, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse cédé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur.

Je n’ai pas toujours mené avec moi un « artistisme » si stoïque : à Esneh je suis allé chez Ruchiouk-Hânem, courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était deux heures de l’après-midi), elle nous attendait ; sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d’un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien ; c’était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d’or avec une plaque verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu, couvert d’une gaze violette, elle