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CORRESPONDANCE

litesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal.

Nous avons eu, à un pays qui s’appelle Djebel-et-Téir, un tableau assez bon : sur le haut d’une montagne dominant le Nil se trouve un couvent de Cophtes. Ils ont l’habitude, dès qu’ils aperçoivent une cange de voyageurs, de descendre de leur montagne, de se jeter à l’eau et de venir à la nage vous demander l’aumône. On en est assailli. Vous voyez ces gaillards, tout nus, descendre les rochers à pic, et nager vers vous à toute force de jarret en criant tant qu’ils peuvent : « batchis, batchis, Cawadja chistiani ! » (Donnez-nous de l’argent, Monsieur chrétien). Et comme, en cet endroit-là, il y a beaucoup de cavernes, l’écho répète avec un bruit de canon : Cawadja, Cawadja… Les vautours et les aigles volent sur vos têtes, le bateau file sur l’eau avec ses deux grandes voiles étendues. En ce moment-là, un de nos matelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse lascive ; pour chasser les moines chrétiens, il leur présentait son derrière, pendant qu’ils se cramponnaient au bordage de la cange. Les autres matelots leurs criaient des injures avec les noms répétés d’Allah et de Mohammed. Les uns leur donnaient des coups de bâton, d’autres des coups de cordes ; Joseph tapait dessus avec les pincettes de la cuisine. C’était un tutti de calottes, de gueulades et de rires. Dès qu’on leur a donné quelque argent, ils le mettent dans leur bouche et remontent chez eux par le même chemin. Si on ne leur administrait ainsi de bonnes rossées, on se trouverait assailli d’une telle quantité qu’il y aurait danger de faire chavirer la cange.