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CORRESPONDANCE

mes que le saint n’a brisé les vases de verre. Si les hommes en crèvent, c’est à cause de leurs péchés. J’ai vu là des derviches qui avaient des broches de fer passées dans la bouche et dans la poitrine. Aux deux bouts de la tringle de fer étaient emmanchées des oranges. La foule des fidèles hurlaient d’enthousiasme ; joins à cela une musique sauvage à rendre fou. Quand le scheik à cheval a paru, mes gaillards se sont couchés par terre en tête-bêche ; on les a alignés comme des harengs et tassés les uns près des autres, pour qu’il n’y eût aucun interstice entre les corps. Un homme a marché dessus pour voir si ce plancher de corps était bien adhérent et alors, pour écarter la foule, une grêle, une tempête, un ouragan de coups de bâton administrés par les eunuques s’est mis à pleuvoir de droite et de gauche, au hasard, sur ce qui se trouvait là (nous étions, nous autres, juchés sur un mur, Sassetti et Joseph à nos pieds). Nous y sommes restés depuis 11 heures jusqu’à près de 4 heures. Il faisait très froid et nous avions à peine la place de bouger, tant il y avait de monde et tant notre place était étroite. Mais elle était excellente et rien ne nous a échappé. On entendait les bâtons de palmier sonner sourdement sur les tarbouchs, comme les baguettes sur des tambours pleins d’étoupes, ou plutôt comme sur des balles de laine. Ceci est exact : le scheik s’est avancé, son cheval tenu par deux saïs et lui-même soutenu par deux autres ; le bonhomme en avait besoin. Les mains commençaient à lui trembler, une attaque de nerfs le gagnait et, à la fin de sa promenade il était presque complètement évanoui. Son cheval a passé au petit pas sur le