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CORRESPONDANCE

Je me livre beaucoup à l’étude de la parfumerie et à la composition des onguents. J’ai avant-hier mangé la moitié d’une pastille, dont j’ai eu le corps « exhausted » pendant trois heures ; je croyais avoir du feu à la langue.

C’était le matin, le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche, immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre Océan d’un violet sombre, dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesqués de galon, de sorte qu’il n’y avait que trois couleurs : un immense vert à mes pieds, au premier plan ; le ciel blond rouge comme du vermeil usé, derrière et, à côté, une autre étendue mamelonnée, d’un ton roussi chatoyant ; puis les minarets blancs du Caire tout au fond, et les canges qui passaient sur le Nil, les deux voiles étendues (comme les ailes d’une hirondelle que l’on voit en raccourci) ; çà et là, dans la campagne, quelques touffes de palmiers.

Oui, nous avons eu de bonnes balles aux pyramides. La nuit, le vent tapait sur notre tente à grands coups sourds, comme dans la voile d’un navire. Une fois, nous nous sommes relevés à 2 heures du matin ; les étoiles brillaient. Le temps était sec et clair ; il y avait un chacal qui piaulait derrière la seconde pyramide. Nos Arabes étaient couchés dans des fosses qu’ils se creusent dans le sable, avec leurs mains, pour dormir ; deux ou trois de leurs feux brûlaient. Quelques-uns, assis en