Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
CORRESPONDANCE

moi, qu’il y a à cela mille impossibilités. Quand partirai-je ? Quand mettrai-je la clef sous la porte, un beau matin, en me murmurant à moi-même : « Bon voyage, Monsieur Dumollet. » Je n’ose même pas souhaiter cela, puisque ce désir ne peut s’accomplir que dans la réalisation du plus grand malheur qui puisse m’advenir.

Tu n’auras pas l’insigne avantage de voir le drôle qui répond au nom de Maxime Du Camp. Le 1er mai, nous partons tous les deux pour une pauvre petite excursion en Bretagne[1], à pied, le sac sur le dos. Ma mère nous rejoindra en route. Fasse le ciel que ce ne soit pas autre chose qu’un projet ! Je suis si habitué à voir tout me rater dans les mains que je ne compte sur rien.

Voilà ce pauvre bougre de d’Arcet [sic] qui a crevé au Brésil comme un mousquet, au moment où il touchait à la Fortune, où il l’avait enfin après vingt ans de chasse ; il meurt tout d’un coup dans son lit par l’explosion d’une lampe à gaz. Le même paquebot qui a apporté la nouvelle de sa mort apportait deux lettres joyeuses de lui à sa mère et à sa sœur. Comme tout se dégarnit, comme tout s’en va, quel dégel continu que la vie ! Joies, parents, amis, tout meurt, part, file : bonsoir, au revoir, oui, et on ne se revoit plus.

Il n’y a que moi qui reste, qui ne change pas de lieu, qui ne change pas d’existence ni de rang. Si tu ne revenais ici que dans dix ans, et j’entends marié, décoré, considéré, procureur du roi et stupide, tu me retrouverais sans doute à ma table, dans la même posture, penché sur les

  1. Voyage décrit dans Par les Champs et par les Grèves.