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DE GUSTAVE FLAUBERT.

246. À LOUIS BOUILHET.
Le Caire, 15 janvier 1850.

Ce matin à midi, cher et pauvre vieux, j’ai reçu ta bonne et longue lettre tant désirée ; elle m’a remué jusqu’aux entrailles. Comme je pense à toi, va, inestimable bougre ! combien de fois par jour je t’évoque et que je te regrette ! Si tu trouves que je te manque, tu me manques aussi. En marchant le nez en l’air dans les rues, en regardant le ciel bleu, les moucharabis, les maisons et les minarets couverts d’oiseaux, je rêve à ta personne, comme toi dans ta petite chambre de la rue Beauvoisine, au coin de ton feu, pendant que la pluie coule sur tes vitres et que Huard est là. Il doit faire froid à Rouen maintenant, de ce vieux bougre de froid embêtant. On a les pattes mouillées et on s’ennuie en pensant au soleil. Quand nous nous reverrons, il aura passé beaucoup de jours, je veux dire beaucoup de choses. Serons-nous toujours les mêmes ? N’y aura-t-il rien de changé dans la communion de nos êtres ? J’ai trop d’orgueil de nous-mêmes pour ne pas le croire. Travaille toujours, reste ce que tu es. Continue ta dégoûtante et sublime façon de vivre, et puis nous verrons à faire résonner la peau de ces tambours que nous tendons si dru depuis longtemps. Je cherche partout à te rapporter quelque chose de chic. Jusqu’à présent je n’ai rien trouvé, si ce n’est que j’ai coupé à Memphis deux ou trois branches de palmier pour t’en faire des cannes.