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CORRESPONDANCE

Qu’en dire ? Que voulez-vous que je vous en écrive ? Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement. C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble ; puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de soi-même avec toutes les exigences de la perspective. Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure tout éblouie. Tandis que vous marchez le nez en l’air, à regarder les minarets couverts de cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les esclaves fatigués, les pans des murs que traversent les branches de sycomore, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des chevaux, des ânes et des marchands. Dès qu’il fait nuit, tout le monde porte sa lanterne de toile, et les saïs (valets de pied) des pachas courent dans la ville en tenant dans la main gauche de grands fanaux allumés. On se bouscule, on se débat, on frappe, on se roule, on jure de toutes les manières, on crie dans toutes les langues ; les rauques syllabes sémitiques claquent dans l’air comme des coups de fouet ; vous frôlez tous les costumes de l’Orient et vous coudoyez tous ses peuples (je parle ici du Caire). On voit à la fois le papas grec en longue barbe, qui chemine sur sa mule, l’Arnaute en veste bro-