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DE GUSTAVE FLAUBERT.

taine d’années, Italien, aux trois quarts Arabe, grand drôle flegmatique, connaissant les coins et recoins de toute l’Égypte, excellent dans tous les marchés que nous faisons et qui, au milieu d’une vingtaine d’Arabes, est curieux à voir. Pour une piastre (5 sols) il se chamaille avec eux pendant une heure. Alors son grand œil noir s’allume, il gesticule, pâlit, crie et finit par les faire taire. Il est bon cuisinier, nous prie de lui laisser nous faire des plats sucrés, sait empailler les oiseaux, estamper les bas-reliefs. Il fait tous les métiers possibles et ne rit jamais que lorsqu’il a pris un raccourci pour nous mener d’un endroit à l’autre. Alors il met les poings sur les hanches, baisse le nez et se tortille en grimpant sur sa bourrique. Dans l’intérieur du Caire nous ne sortons pas des ânes ; ou plutôt nous ne sortons pas sans âne. Les rues sont si étroites qu’il n’y a pas moyen d’avoir d’autre monture et la ville est si grande qu’on ne saurait faire une course à pied. Depuis les grands seigneurs jusqu’aux nettoyeurs de pipes, tout le monde trottine sur son baudet. On crie, on se range, on se frôle les uns les autres, on passe et l’on disparaît, le tout sans encombre ni accident. Les trois quarts des rues ne sont guère plus grandes que la rue du Petit-Puits. Par le haut, les maisons font toucher leurs balcons de bois ciselés. On entend des voix chanter de derrière les murs ou bien résonner de temps à autre le singulier cri de joie des femmes arabes, qui ressemble à un trille de clarinette. En fait de baladins, farceurs et danseuses, c’est, à ce qu’il paraît, dans la Haute-Égypte que nous pourrons nous donner une bosse de cette bonne couleur tant rêvée.