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DE GUSTAVE FLAUBERT.

nègre. Le lendemain matin, pendant que nous faisions nos ablutions, le pacha entra dans notre chambre en nous amenant le médecin du régiment, un Italien parlant parfaitement français et qui nous fit les honneurs du pays. Grâce à cet excellent homme, nous passâmes une journée fort agréable. Quand il sut mon nom et que j’étais fils de médecin, il me dit qu’il avait entendu parler de mon père et qu’il avait lu son nom cité plusieurs fois. Ce ne fut pas pour moi, chère mère, une médiocre satisfaction en songeant que la mémoire de ce pauvre père m’était encore bonne à quelque chose et me protégeait de si loin. Cela me rappelle qu’au fond de la Bretagne aussi, à Guérande, le médecin du pays m’avait dit l’avoir cité dans sa thèse. Oui, pauvre chérie, je pense à vous deux et bien souvent ; tandis que mon corps va en avant, ma pensée remonte la carte et s’enfonce dans les jours passés.

Toute la matinée fut donc employée aux courses dans Rosette. À chaque nouvelle visite que nous faisions, chibouk, café, et nullement question de manger. Je crevais de faim et commençais à trouver que c’était trop de fumée. Bref, à une heure et demie, le pacha nous dit que nous allions dîner. Nous étions cinq autour d’une table grande comme un guéridon ; on buvait tous dans le même verre et l’on mangeait avec ses doigts. Il y eut bien de servis au moins trente plats. On mange cinq ou six bouchées de chacun et on vous en sert un autre. Tous arrivent l’un après l’autre. Un négrillon en jaquette bariolée chassait les mouches, d’autres nous versaient de l’eau, soit pour boire ou nous laver les mains.