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papier la verve que j’avais dans le cœur ; maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris encore moins. La poésie s’est peut-être retirée d’ennui et m’a quitté. Pauvre ange, tu ne reviendras donc pas ! Et je sens pourtant, mais confusément, quelque chose s’agiter en moi, je suis maintenant dans une époque transitoire et je suis curieux de voir ce qui en résultera, comment j’en sortirai. Mon poil mue (au sens intellectuel) ; resterai-je pelé ou superbe ? J’en doute. Nous verrons. Mes pensées sont confuses, je ne peux faire aucun travail d’imagination, tout ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec douleur. J’ai commencé un mystère il y a bien deux mois ; ce que j’en ai fait est absurde, sans la moindre idée. Je m’arrêterai peut-être là ! Tant pis, j’aurai entrevu du moins l’horizon sublime, mais les nuages sont venus et m’ont replongé dans l’obscurité du vulgaire. Mon existence que j’avais rêvée si belle, si poétique, si large, si amoureuse, sera comme les autres, monotone, sensée, bête ; je ferai mon droit, je me ferai recevoir, et puis j’irai, pour finir dignement, vivre dans une petite ville de province comme Yvetot ou Dieppe, avec une place de substitut au procureur du roi. Pauvre fou, qui avait rêvé la gloire, l’amour, les lauriers, les voyages, l’Orient, que sais-je ! Ce que le monde a de plus beau, modestement, je me l’étais donné d’avance. Mais tu n’auras comme les autres que de l’ennui pendant ta vie, et une tombe après la mort, et la pourriture pour éternité […]