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28. AU MÊME.
[Rouen], dimanche matin, 24. février 1839.

Bonne et joyeuse existence que la tienne ! Vivre au jour le jour, sans souci du lendemain, sans préoccupations pour l’avenir, sans doutes, sans craintes, sans espoir, sans rêves ; vivre d’une vie de folâtres amours et de verres de kirchenwasser, une vie dévergondée, fantastique, artistique, qui se remue, qui bondit, qui saute, une vie qui se fume elle-même et qui s’enivre, bals masqués, restaurants, champagne, petits verres, filles de joie, larges nuées de tabac ! C’est là dedans que tu marches, que tu fouilles, que tu uses tes jours. Tant mieux, morbleu ! Le vent te pousse, le caprice te guide, une femme passe et tu la suis, tu entends de la musique et tu te mets à sauter… Et puis l’orgie ! l’orgie échevelée ! hurlante ! beuglante ! mugissante ! (Ici un poème sur l’orgie échevelée ; je passe outre.) Tu vas vivre ainsi pendant trois ans et ce sera là, sans doute, tes plus belles années, celles qu’on regrette même quand on est devenu sobre et vieux, qu’on loge au premier, qu’on paye ses contributions et qu’on en est venu à croire à la vertu d’une femme légitime et aux sociétés de tempérance. Mais que feras-tu ? Que comptes-tu devenir ? où est l’avenir ? Te demandes-tu cela quelquefois ? Non, que t’importe ? Et tu fais bien. L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. Cette question, que seras-tu ?