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CORRESPONDANCE

enthousiasmes et d’atténuer les sublimités hors nature. Ainsi le livre de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, m’a un peu choqué au premier abord, parce que j’y ai vu une dépréciation systématique du dévouement aveugle (du culte de l’Empereur par exemple), du fanatisme de l’homme pour l’homme, au profit de l’idée abstraite et sèche du devoir, idée que je n’ai jamais pu saisir et qui ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines. Ce qu’il y a de beau dans l’Empire, c’est l’adoration de l’Empereur, amour exclusif, absurde, sublime, vraiment humain ; voilà pourquoi j’entends peu ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la Patrie. Je saisis bien ce que c’était pour le Grec qui n’avait que sa ville, pour le Romain qui n’avait que Rome, pour le sauvage qu’on vient traquer dans sa forêt, pour l’Arabe qu’on poursuit jusque sous sa tente. Mais nous, est-ce qu’au fond nous ne nous sentons pas aussi bien Chinois ou Anglais que Français ? N’est-ce pas à l’étranger que vont tous nos rêves ? Enfants, nous désirons vivre dans le pays des perroquets et des dattes confites ; nous nous élevons avec Byron ou Virgile, nous convoitons l’Orient dans nos jours de pluie, ou bien nous désirons aller faire fortune aux Indes, ou exploiter la canne à sucre en Amérique. La Patrie, c’est la terre, c’est l’Univers, ce sont les étoiles, c’est l’air, c’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine. Mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges. J’ai relu hier au soir, seul au coin de mon feu, les vers de Mantes. Sais-tu