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CORRESPONDANCE

en a d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir, et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels. Ils n’auraient peut-être pas pu aller plus loin en faisant autre chose ; mais, à défaut de l’ampleur, ils ont l’ardeur et la verve, si bien que, s’ils étaient nés avec des tempéraments autres, ils n’auraient peut-être pas eu de génie. Byron était de cette famille ; Shakespeare de l’autre. Qu’est-ce qui me dira, en effet ce que Shakespeare a aimé, ce qu’il a haï, ce qu’il a senti ? C’est un colosse qui épouvante ; on a peine à croire que ç’ait été un homme. Eh bien, la gloire, on la veut pure, vraie, solide comme celle de ces demi-dieux ; l’on se hausse et l’on se guinde pour arriver à eux ; on émonde de son talent les naïvetés capricieuses et les fantaisies instinctives pour les faire rentrer dans un type convenu, dans un moule tout fait. Ou bien, d’autres fois, on a la vanité de croire qu’il suffit, comme Montaigne et Byron, de dire ce que l’on pense et ce que l’on sent pour créer de belles choses. Ce dernier parti est peut-être le plus sage pour les gens originaux, car on aurait souvent bien plus de qualités si on ne les cherchait pas, et le premier homme venu, sachant écrire correctement, ferait un livre superbe en écrivant ses mémoires, s’il les écrivait sincèrement, complètement. Donc, pour en revenir à moi, je [ne] me suis vu ni assez haut pour faire de véritables œuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme