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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Toutes ces sottises avaient un point d’appui vraisemblable. Quand on ne regarde la vérité que de profil ou de trois quarts, on la voit toujours mal. Il y a peu de gens qui savent la contempler de face. Tu fais comme tous ceux-là toi ! Eh bien ! sache-le donc, quand même tu voudrais ne plus m’aimer, tu m’aimeras toujours, va, malgré toi, et j’en suis fier. Il n’y a pas de brûlure sans cicatrice. Ça restera puisque ça reste en moi. Fussions-nous dix ans sans nous revoir, nos atomes s’attireront dès que nos corps se frôleront ; nos âmes se mêleront quand nos lèvres se toucheront. Te souviens-tu de la nuit de Mantes ? Te souviens-tu d’un cri de surprise que tu as jeté à un moment ? étonnée que tu étais de la force humaine. Tu n’avais pas rêvé, disais-tu, que l’amour allât jusque-là… Était-ce de la débauche ? Pourtant, qu’était-ce donc ?

Maintenant si je te dis que je reste calme, que mes sens ne me tourmentent plus, tu t’irrites et tu m’accuses de froideur. C’est que j’ai fait depuis longtemps l’éducation de mes nerfs. Quelquefois ce sont [eux] qui se fâchent et de là résulte le désordre de la machine. Ainsi, tout enfant, j’étais très poltron ; je tremblais dans l’obscurité et j’avais des vertiges pour monter à une échelle. Dès la première année de collège, je m’échappais la nuit pour aller rôder tout seul dans les cours, où je crevais de peur ; les jeudis, j’allais dans les clochers des églises et je me promenais sur les balustrades, au risque de me casser le cou ; tout cela pour devenir brave, et je le suis devenu. C’est ainsi que je me suis habitué à porter le vin, les veilles, la continence la plus excessive et des jeûnes