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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Depuis trois jours il pleut sans relâche, le ciel est tout gris, les chemins bourbeux, les feuilles s’envolent au vent ; voilà l’hiver, c’est le temps des longs après-midi silencieux et des grands soirs passés au coin de la cheminée. Mais qu’il est vide mon pauvre foyer jadis si plein ! On sent mieux que dans l’été, maintenant, les places qui n’y sont pas remplies. Depuis trois jours, quoique je travaille beaucoup, environ 10 heures par jour de suite, je suis d’une tristesse que rien n’égale. J’ai dans l’âme des coliques d’amertume à en mourir. Je ne le dis à personne parce que je n’ai personne à qui le dire. Les autres sont pires que moi, et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de montrer mes larmes aux autres. Je trouve cela sot et indécent comme de gratter son cautère en société. Je m’ennuie. J’avais compté aller ces jours-ci à Paris, y passer au moins une bonne semaine, me retremper dans ton amour et y prendre assez de soleil pour me réchauffer pendant mon hiver. J’attends donc avec impatience et je me tourmente.

Tu m’as dit dernièrement que tu avais été voir Don Gusman. J’en connais l’auteur[1] ; c’est un ex-ami de Du Camp qui l’a mis un jour à la porte de chez lui, parce qu’il trouvait qu’il n’y a rien de bien beau à avoir fait le Misanthrope. C’est un homme d’esprit vulgaire, la pire espèce de toutes pour les arts, où ce qu’on appelle l’esprit ne sert pas beaucoup. Hier soir j’ai lu du La Bruyère en me couchant. Il est bon de se retremper de temps à autre dans ces grands styles-là. Comme c’est écrit ! Quelles phrases ! Quel relief et quels nerfs ! Nous n’avons

  1. Adrien de Courcelle.