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XXXIX
SOUVENIRS INTIMES

lui des dieux ; Aristophane lui plaisait davantage que Sophocle, Plaute qu’Horace, dont il trouvait le mérite trop vanté. Que de fois lui ai-je entendu dire qu’il eût désiré avant tout être un grand poète comique !

Shakespeare, Byron et Victor Hugo lui causaient des admirations profondes, mais il ne comprit jamais Milton. Il disait : « Virgile a fait la femme amoureuse, Shakespeare la jeune fille amoureuse ; toutes les autres amoureuses sont des copies plus ou moins éloignées de Didon et de Juliette. »

Dans la prose française il relisait sans cesse Rabelais et Montaigne et les conseillait à tous ceux qui voulaient se mêler d’écrire.

Ces enthousiasmes littéraires avaient de tout temps existé chez lui ; un de ceux qu’il aimait à se rappeler fut celui qu’il éprouva à la lecture du Faust. Il le lut justement une veille de Pâques en sortant du collège ; au lieu de rentrer chez son père il se trouva, il ne savait comment, dans un endroit appelé le « Cours la Reine ». C’est une belle promenade plantée de hauts arbres sur la rive gauche de la Seine, un peu éloignée de la ville. Il s’assit sur la berge ; les cloches des églises, sur la rive opposée, résonnaient dans l’air et se mêlaient à la belle poésie de Goethe : « Christ est ressuscité, paix et joie entière. Annoncez-vous déjà, cloches profondes, la première heure du jour de Pâques ?… cantiques célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière ? » Sa tête tournait, et il rentra comme éperdu, ne sentant plus la terre.

Comment cet homme si admirateur du beau avait-il tant de bonheur à découvrir les turpitudes humaines, là surtout où régnaient les dehors de la vertu ? Ne serait-ce pas de son culte pour le vrai ? cette découverte semblant la confirmation de sa philosophie et le réjouissant par amour de cette vérité qu’il croyait pénétrer.