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DE GUSTAVE FLAUBERT.

mande. Le malheur est que je n’en ai pas : j’ai mangé, cette année, trois fois mon revenu. Si j’en ai quand elle m’en demandera, je lui en donnerai ; sinon, non. Ce refus forcé m’humiliera, mais qu’y faire ?

C’est ta lettre qui était enthousiaste, ardente, sentie ! Parce que je te dis que je vais venir bientôt, tu approuves tout en moi, tu me combles de caresses et d’éloges. Tu ne me reproches plus la fantaisie, mon amour d’images, mon égoïsme raffiné, etc. Mais qu’un obstacle se présente qui m’empêche, et ça recommencera, n’est-ce pas ? Ô ! enfant, enfant, que tu es jeune encore !

L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir, même les ruines où il s’accroche. Ce n’est pas pour dire que tu sois une ruine, ma chérie. C’est pour te dire que, quoique tu te prétendes plus vieille que moi d’âge, tu es plus jeune. Tu me regardes un peu comme Mme de Sévigné faisait de Louis XIV : « Oh ! le grand roi ! », parce qu’il avait dansé avec elle. Moi, parce que tu m’aimes, tu me crois beau, intelligent, sublime ; tu me prédis de grandes choses ! Non ! non ! Tu te trompes. Autrefois, j’ai eu toutes ces idées-là sur mon compte. Il n’est pas un crétin qui ne se soit rêvé grand homme, pas un âne qui, en se contemplant dans le ruisseau où il passait, ne se soit regardé avec plaisir et trouvé des allures de cheval. Il me manque beaucoup, et des meilleures choses, pour faire du bon. J’ai écrit çà et là quelques belles pages, mais pas une œuvre. J’attends un livre que je médite pour me fixer à moi-même ma valeur. Mais ce livre ne s’exécutera peut-être jamais, et c’est dommage ; ce sera une