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CORRESPONDANCE

La vie pratique m’est odieuse ; la nécessité de venir seulement s’asseoir à heures fixes dans une salle à manger me remplit l’âme d’un sentiment de misère. Mais quand je m’en mêle (de la vie pratique), quand je m’y mets (à table), je m’y entends tout comme un autre. Tu voudrais me faire connaître Béranger ; je le désire aussi. C’est une grande nature qui me touche. Mais il y a, je parle de ses œuvres, un malheur immense, c’est la classe de ses admirateurs. Il y a des génies énormes qui n’ont qu’un défaut, qu’un vice, c’est d’être sentis surtout par les esprits vulgaires, par les cœurs à poésie facile. Béranger, depuis trente ans, défraye les amours d’étudiants et les rêves sensuels des commis voyageurs. Je sais bien que ce n’est [pas] pour eux qu’il écrit ; mais c’est surtout ces gens-là qui le sentent. D’ailleurs on a beau dire, la popularité, qui semble élargir le génie, le vulgarise, parce que le vrai Beau n’est pas pour la masse, surtout en France. Hamlet amusera toujours moins que Mademoiselle de Belle-Isle. Béranger, quant à moi, ne me parle ni de mes passions, ni de mes rêves, ni de ma poésie. Je le lis historiquement, car c’est un homme d’un autre âge. Il était vrai dans son temps, il ne l’est plus pour le nôtre. Son amour heureux, qui chante si joyeusement à la fenêtre de sa mansarde, est pour nous, jeunes gens d’à présent, quelque chose de tout étrange ; on admire ça comme l’hymne d’une religion disparue, mais on ne le sent pas. J’ai vu tant d’imbéciles, tant de bourgeois étroits, chanter « ses gueux » et « son Dieu des bonnes gens », qu’il faut vraiment que ce soit un grand poète pour avoir résisté dans mon esprit à tous ces ébranlements prodigieux. Ce que