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DE GUSTAVE FLAUBERT.

En Corse, nous avions pour guide le chef des voltigeurs. Un jour, nous entendîmes tout à coup deux coups de feu qui semblaient dirigés vers nous. Notre homme, qui avait affaire, par sa place, avec tous les bandits du pays, en fut convaincu à l’instant et il nous dit de nous tenir à distance et de marcher derrière lui. Il s’avança, la carabine en joue et le doigt sur la gachette. Nous le suivions à dix pas, tenant nos chevaux par la bride. Cela dura ainsi dix minutes, et nous ne vîmes rien du tout. C’est une des plus grandes mortifications que j’aie éprouvée. Je ne suis pas d’une complexion héroïque, mais le danger me plaît assez ; il m’amuse, c’est tout dire. Cette nuit, il n’y avait de danger que de gagner un rhume et je n’en attrape jamais.

Tout ici va mal, ma nièce est malade, elle vomit, comme son grand-père, comme sa mère ; elle suivra peut-être le même chemin qu’eux ; je m’y attends. Cet enfant ne vivra pas vieux, je crois ; elle a été entourée à son berceau de trop de larmes et de trop de baisers désespérés. Cela porte malheur aux gens que de trop les aimer. Enfin, que Dieu fasse comme il voudra ! Si cela doit être, ce sera. Du jour où mon père a été atteint, j’ai vu de suite trois enterrements. Il y [en] a déjà deux de passés ; dans un temps plus ou moins éloigné il y en aura un autre, et celui-là, je le souhaite, c’est celui de ma mère. Ce qu’il y a de bon, c’est que je [le] lui ai dit. Elle m’a compris et m’a su de la reconnaissance pour ce désir homicide. Nous sommes, elle et moi, fort inquiets, et nous ne le disons à personne, de l’état de mon beau-frère. Le chagrin l’a tellement brisé, ce pauvre garçon, que nous