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CORRESPONDANCE

aurai. Et comme jamais je ne serai propre à gagner deux liards, je m’en irai vivre dans quelque coin où il y ait du soleil, ce qui me tiendra lieu d’habit. Et le beau de là dedans, c’est que mon parti en est pris d’avance. Oui, j’aurais voulu être riche parce que j’aurais fait de belles choses. J’aurais fait de l’Art pratique, j’aurais été grand et beau. Il eût fait bon me connaître ; la canaille m’eût aimé, je l’aurais soulée chaque soir avec plaisir. Les philanthropes sont contents d’eux quand ils ont donné une paire de sabots à un homme qui allait nu-pieds et une soupe à celui qui mangeait un morceau de pain sec. J’aurais fait mieux ; j’aurais procuré le plaisir à ceux qui sont tristes et prodigué le superflu à ceux qui ont le nécessaire. Axiome : le superflu est le premier des besoins. Quand vous sortez, vous cherchez vos gants avant votre bourse que vous oubliez plutôt qu’eux. Sais-tu à quoi j’ai pensé ces jours-ci ? À deux meubles que je voudrais me faire confectionner ; le premier serait pour être mis dans un salon voûté en dôme bleu ; c’est un divan en peau de cygne ; et le second, c’est un divan en plumes de colibri. En voilà assez pour m’occuper toute une journée et me rendre triste le soir. Ne crois pas que je sois paresseux, que je passe ma journée à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries. Je suis naturellement actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe. Mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent malgré moi.

L’histoire de ce bon bibliophile qui t’a aimée sans te le dire m’a touché. Pauvre homme, il a dû souffrir ! Je ne sais pas si c’est parce que j’avais un