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DE GUSTAVE FLAUBERT.

trouve rien. Ce n’est pourtant pas ma faute. Tu me gourmandes de tout ce que j’écris, sur toutes mes idées, même sur celles qui n’ont aucun rapport à nous deux. Mais dis ce que tu voudras. J’aime ton écriture ; écris n’importe quoi ; j’aime les lignes que ta main a tracées, le papier sur lequel tu t’es penchée et qu’a peut-être frôlé le bout de tes cheveux odorants. Envoie-moi tout ce que tu voudras, va ; je ne me fâcherai pas ; ça m’est impossible avec toi. Je vois bien que tu souffres trop, mais je n’en parlerai pas et je continuerai. Tu as cru prendre ma vanité au défaut de la cuirasse en me disant : « Tu es donc gardé comme une jeune fille ? » Cette phrase m’aurait été adressée il y a cinq ou six ans qu’elle m’aurait fait faire quelque sottise épouvantable, c’est sûr ; je me serais fait tuer pour m’en effacer l’effet à moi-même. Mais elle a glissé sur moi comme l’eau sur le cou d’un cygne ; elle ne m’a nullement humilié. Crois-tu que pour moi, pour moi seul, pour l’homme, il ne me serait pas doux de te recevoir ici ? Qu’est-ce que je risque, moi ? rien, absolument rien du tout.

Ma mère s’en apercevrait qu’elle ne m’en parlerait pas ; je la connais. Elle pourrait être jalouse de toi (quand ta fille aura dix-huit ans, tu sauras qu’on peut être jaloux de son enfant et tu haïras son mari : c’est la règle) ; mais tout s’arrêterait là. C’est pour toi que je t’ai dit de ne pas venir, pour ton nom, pour ton honneur, pour ne pas te voir salie par les plaisanteries banales du premier venu, pour ne pas te faire rougir devant les douaniers qui se promènent le long du mur, pour qu’un domestique ne te ricane pas au visage !