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DE GUSTAVE FLAUBERT.

plaisanterie là-dessus me blesserait au vif et je me découvrirais peut-être ! Ton portrait est là, tout à côté de moi, à trois pas devant mon regard. J’ai assez ri ce matin au récit de ton dialogue avec Phidias relativement à Marin et à son modèle. Est-il possible que ce que notre ami t’a dit sur cette créature ait pu te causer un moment d’ombrage ? Il faut être toi, vraiment, pour avoir de semblables idées. De la jalousie maintenant, et de qui ? De ça ! J’aurais bien voulu être là pour voir ta figure et te faire rire aussitôt sur ton compte. D’abord cette femme est atrocement laide ; elle n’a pour elle qu’un très grand cynisme, plein de naïveté, qui m’a beaucoup réjoui. J’y ai vu aussi l’expansion des furies de la nature, ce qui est toujours une belle chose à voir. Et puis tu sais que j’aime assez ce genre de tableaux ; c’est un goût inné. L’ignoble me plaît. C’est le sublime d’en bas. Quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d’en haut. Le cynisme est une merveilleuse chose, en cela qu’étant la charge du vice il en est en même temps le correctif et l’annihilation. Tous les grands voluptueux sont très pudiques ; jusqu’à présent je n’ai pas vu d’exception. Et puis, j’y repense, car j’ai été très étonné de ton aveu : quand elle serait belle après tout, cette femme, et quand même il y aurait eu, comme dit le maître dans son chaste langage, quelque chose entre nous deux ; est-ce que ça te ferait peine ? Les femmes ne comprennent pas qu’on puisse aimer à des degrés différents ; elles parlent beaucoup de l’âme, mais le corps leur tient fort au cœur, car elles voient tout l’amour mis en jeu dans l’acte du corps. On peut adorer une femme et aller coucher