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DE GUSTAVE FLAUBERT.

130. À LA MÊME.
[27 août 1846.]

Nous sommes donc toujours triste, pauvre ange ! Pourquoi t’affecter à plaisir, t’affliger outre mesure ? À trente-trois lieues de distance, je ne peux pas essuyer les larmes qui coulent de tes bons yeux ; tu ne peux pas voir mes sourires quand je reçois tes lettres, ni la joie sans doute qui doit être sur mon visage quand je pense à toi ou quand je regarde ton portrait, ton portait avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues. De moi à toi il y a trop de plaines, de prairies et de collines pour que nous puissions nous voir. Je ne comprends pas toutes les peines que je te cause. Tu crois qu’une autre est encore dans mon cœur, qu’elle y est restée, et si éclairée que tu n’as fait que passer dans son ombre. Oh ! non pas, non pas ! sois-en donc convaincue une fois pour toutes ! Tu parles de ma franchise cynique ; sois conséquente : crois-y, à cette franchise. Cela est vieux, bien vieux, oublié presque ; à peine si j’en ai le souvenir ; il me semble même que ça s’est passé dans l’âme d’un autre homme. Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre, qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes ; des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde : tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. À cette