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DE GUSTAVE FLAUBERT.

autre amour. Je cherche pourtant à faire quelque chose pour te prouver le mien, et les preuves que tu m’en demandes sont justement les seules que je ne puisse donner. Ma vie est rivée à une autre, et cela sera tant que cette autre durera. Algue marine secouée au vent, je ne tiens plus au rocher que par un fil vivace. Une fois rompu, où volera-t-elle, la pauvre plante inutile ? Mais d’ici là, qu’elle demeure où Dieu veut qu’elle soit, où il faut qu’elle reste !

J’ai lu cette nuit ton travail sur Mme du Châtelet[1], qui m’a beaucoup intéressé. Il y a de beaux fragments de lettres. En voilà encore une qui a aimé et qui n’a pas été heureuse. La faute n’en était ni à M. de Voltaire, ni à St Lambert, ni à elle, ni à personne, mais à la vie elle-même, qui n’est complète que du côté de l’infortune. J’aime beaucoup là dedans le rôle de Voltaire. Quel homme intelligent ! et bon ! Ceci t’indigne. Mais y en a-t-il beaucoup qui eussent fait comme lui, et sacrifié leur vanité à la tendresse que leur maîtresse a pour un autre. C’est qu’il ne l’aimait plus, dira-t-on. Qui l’a su ? Personne. Pas même lui, peut-être. Et puis, ceux qu’on ne croit ne plus aimer [sic], on les aime encore. Rien ne s’éteint complètement. Après le feu, la fumée, qui dure plus longtemps que lui. Je suis sûr qu’il l’a plus regrettée que tout le monde. Plus qu’elle ne l’eût regretté, peut-être, s’il fût mort avant elle. Il a dû se passer alors quelque chose d’énorme et de complexe dans l’âme de ce prodigieux homme. J’aurais voulu te voir développer, ana-

  1. Madame du Châtelet, 1 vol., Cadot, éd., 1846.