Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
DE GUSTAVE FLAUBERT.

pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’Univers. Je n’ai pas compris ton étonnement relativement à la beauté de cette proclamation. Pour moi, je pense que c’est parce que 1o  il est barbare, 2o  musulman, et surtout fanatique, qu’il a dit de belles choses. La poésie est une plante libre ; elle croît là où on ne la sème pas. Le poète n’est pas autre chose que le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller la cueillir. Et maintenant que j’ai déchargé mon cœur, — car voilà plusieurs fois que nous revenons sur ce sujet que tu ne veux pas comprendre, parlons de nous, et embrassons-nous doucement, longuement, sur les deux lèvres.

Nous avons fait hier et aujourd’hui une belle promenade ; j’ai vu des ruines, des ruines aimées de ma jeunesse, que je connaissais déjà, où j’étais venu souvent avec ceux qui ne sont plus. J’ai repensé à eux, et aux autres morts que je n’ai jamais connus et dont mes pieds foulaient les tombes vides. J’aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines : cet envahissement de la nature, qui arrive tout de suite sur l’œuvre de l’homme quand sa main n’est plus là pour la défendre, me réjouit d’une joie profonde et large. La vie vient se replacer sur la mort ; elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre