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CORRESPONDANCE

triste a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde ; voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. Jamais, par exemple, je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort difficile à expliquer et demande à être senti ; tu ne le sentiras pas, toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi je suis une arabesque en marqueterie ; il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer ; il y en a de carton peint ; il y en a de diamant ; il y en a de fer-blanc.

J’ai lu l’article d’Al. Aubert. Ce n’est pas cela qu’il fallait dire ; il y avait plus ; il fallait creuser le volume. La critique, assez juste en superficie, manque de pénétration et de force. Il n’a pas été à la moelle.

Adieu, je t’embrasse partout. Pense à moi, je pense à toi. Ou plutôt non, pense moins à moi, travaille, sois sage, sois heureuse par la pensée. Reprends la muse qui t’a consolée dans les plus mauvais jours ; moi je suis pour les jours de bonheur.

Adieu, je te baise sur les lèvres.