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CORRESPONDANCE

mière promenade ! Je me doutais de tout cela ! Quand, le lendemain, je ne suis pas venu chez Phidias[1], c’est que je me sentais déjà glisser sur la pente. J’ai voulu m’arrêter ; qu’est-ce qui m’y a poussé ? Tant pis ! tant mieux ! Je n’ai pas reçu du ciel une organisation facétieuse. Personne plus que moi n’a le sentiment de la misère de la vie. Je ne crois à rien, pas même à moi, ce qui est rare. Je fais de l’art parce que ça m’amuse, mais je n’ai aucune foi dans le beau, pas plus que dans le reste. Aussi l’endroit de ta lettre, pauvre amie, où tu me parles de patriotisme m’aurait bien fait rire, si j’avais été dans une disposition plus gaie. Tu vas croire que je suis dur. Je voudrais l’être. Tous ceux qui m’abordent s’en trouveraient mieux, et moi aussi dont le cœur a été mangé comme l’est à l’automne l’herbe des prés par tous les moutons qui ont passé dessus. Tu n’as pas voulu me croire quand je t’ai dit que j’étais vieux. Hélas ! oui, car tout sentiment qui arrive dans mon âme s’y tourne en aigreur, comme le vin que l’on met dans les vases qui ont trop servi. Si tu savais toutes les forces internes qui m’ont épuisé, toutes les folies qui m’ont passé par la tête, tout ce que j’ai essayé et expérimenté en fait de sentiments et de passions, tu verrais que je ne suis pas si jeune. C’est toi qui es enfant, c’est toi qui es fraîche et neuve, toi dont la candeur me fait rougir. Tu m’humilies par la grandeur de ton amour. Tu méritais mieux que moi. Que la foudre m’écrase, que toutes les malédictions possibles tombent sur moi si jamais je l’oublie ! Te mé-

  1. Le sculpteur Pradier.