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CORRESPONDANCE

ses dégoûts innés de la vie qui leur faisaient quitter leur pays comme pour se quitter eux-mêmes. Ils ont aimé le soleil, tous les barbares qui sont venus mourir en Italie ; ils avaient une aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore ; ils rêvaient des jours heureux, pleins d’amours, juteux pour leurs cœurs comme la treille mûre que l’on presse avec les mains. J’ai toujours eu pour eux une sympathie tendre, comme pour des ancêtres. Ne retrouvais-je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? Les cris de joie d’Alaric entrant à Rome ont eu pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les délires secrets d’un pauvre cœur d’enfant. Hélas ! non, je ne suis pas un homme antique ; les hommes antiques n’avaient pas de maladies de nerfs comme moi ! Ni toi non plus, tu n’es ni la Grecque, ni la Latine ; tu es au delà : le romantisme y [a] passé. Le christianisme, quoique nous voulions nous en défendre, est venu agrandir tout cela, mais le gâter, y mettre la douleur. Le cœur humain ne s’élargit qu’avec un tranchant qui le déchire. Tu me dis ironiquement, à propos de l’article du Constitutionnel, que je fais peu cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Oh non ! J’aime les vaincus ; mais j’aime aussi les vainqueurs. Cela est peut-être difficile à comprendre, mais c’est vrai. Quant à l’idée de la patrie, c’est-à-dire d’une certaine portion de terrain dessinée sur la carte et séparée des autres par une ligne rouge ou bleue, non ! la patrie est pour moi le pays que j’aime, c’est-à-dire celui que je rêve, celui où je me trouve bien. Je suis autant Chi-