Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/256

Cette page a été validée par deux contributeurs.
208
CORRESPONDANCE

te faire pousser un Oh ! avec plusieurs points d’exclamation ? C’est le mariage, de qui ? D’un jeune homme de ta connaissance — pas de moi, rassure-toi ; mais bien d’un nommé Le Poittevin avec Mlle de Maupassant. Ici tu vas te livrer à l’étonnement et à la rêverie […]. Les « justes nopces » se feront dans, je crois, une quinzaine. Le contrat a dû être signé mardi dernier. Après le mariage, on fera un voyage en Italie et l’hiver prochain on habitera Paris. En voilà encore un de perdu pour moi, et doublement, puisqu’il se marie d’abord et ensuite puisqu’il va vivre ailleurs. Comme tout s’en va ! comme tout s’en va ! Les feuilles repoussent aux arbres ; mais pour nous, où est le mois de mai qui nous rende les belles fleurs enlevées et les parfums mâles de notre jeunesse ? Cela te fait-il le même effet ? mais je me fais à moi-même l’effet d’être démesurément âgé et plus vieux qu’un obélisque. J’ai vécu énormément et il est probable que, quand j’aurai soixante ans je me trouverai très jeune ; c’est là ce qu’il y a d’amèrement farce.

Ma pauvre mère est toujours désolée. Tu n’as pas l’idée d’un pareil chagrin. S’il y a un Dieu, il faut avouer qu’il n’est pas toujours dans des accès de bonhomie. Madame Mignot m’a écrit ce matin pour me dire qu’elle viendrait passer quelques jours ici prochainement ; je lui en ai une grande reconnaissance. Mon courage faiblit quelquefois à porter tout seul le fardeau de ce grand désespoir, que rien n’allège. Adieu, cher vieil ami, je t’embrasse de tout mon cœur. Ton vieux.