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CORRESPONDANCE

c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes.


109. AU MÊME.
Avril 1846.

L’ennui n’a pas de cause ; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d’éléments de bonheur et où j’étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sais ce que c’est que le vide. Mais qui sait ? la grandeur y est peut-être ; l’avenir y germe. Prends garde seulement à la rêverie : c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle ; on y va et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie, ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire, et de tristes ! Il me semble que je suis maintenant dans un état inaltérable. C’est une illusion sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer ; j’entends le fond, la vie, le train ordinaire des jours ; et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de huit à dix heures par jour ; et si l’on me dérange, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la