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CORRESPONDANCE

Le grec va marcher de nouveau et si, dans deux ans, je ne le lis pas, je l’envoie faire foutre définitivement ; car il y a longtemps que je me traîne dessus sans en rien savoir. Quand tu penseras à moi, tu pourras donc te figurer ton ami accoudé sur sa table, crachant au coin de son feu, ou ramant dans sa barque, tel que tu le connais ; je ne change pas, je suis immuable comme une botte… vernie, s’entend ! Je peux bien m’user, mais je ne dévernis pas.

Tu m’as parlé de la Corse et surtout de la partie que je connais. J’ai revu dans ta lettre ces grandes bruyères de 12 pieds que j’ai traversées à cheval en allant de Piedicroce à Saint-Pancrace. As-tu parcouru toute la plaine d’Aleria ? As-tu vu le soleil quand il reluit dessus ? Je compte y retourner plus tard, pour ressentir encore une fois ce que j’ai senti déjà. C’est là un beau pays, encore vierge du bourgeois qui n’est pas venu le dégrader de ses admirations, un pays grave et ardent, tout noir et tout rouge. Tu m’as parlé du capitaine Lorelli. Le connais-tu ? C’est un excellent homme ; tu peux lui parler de moi. Si tu vois également M. Multedo, de Nice, fais-lui mes compliments, ainsi qu’à M. Vincent Podesta (de Bastia). Le premier surtout, que je connais mieux que le second, est un des plus dignes hommes que je connaisse. Il me souvient encore, à Bastia, de deux médecins, Arrighi et Manfredi.

Te voilà donc devenu homme posé, établi, piété, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique. Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande envie de rire. Tant pis pour toi si tu ne