Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
171
DE GUSTAVE FLAUBERT.

cœur. Le matin que nous devions partir de Gênes, je suis sorti à 6 heures de l’hôtel comme pour aller me promener. J’ai pris une barque et j’ai été jusqu’à l’entrée de la rade pour revoir une dernière fois ces flots bleus que j’aime tant. — La mer était forte, je me laissais bercer dans la chaloupe en pensant à toi et en te regrettant. Puis, quand j’ai senti que le mal de mer pourrait bien venir, je suis revenu à terre et nous nous sommes en allés. J’en ai été si triste pendant trois jours que j’ai cru plusieurs fois que j’en crèverais ; cela est littéral. Quelqu’effort que je fisse, je ne pouvais pas desserrer les dents. Je commence à croire décidément que l’ennui ne tue pas, car je vis.

J’ai vu le champ de bataille de Marengo, celui de Novi et celui de Verceil, mais j’étais dans une si pitoyable disposition que tout cela ne m’a pas ému. Je pensais toujours à ces plafonds des palais de Gênes (sous lesquels on aimerait avec tant d’orgueil). Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles, je suis touché jusqu’au plus profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune. L’océan est peut-être plus beau, mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et vous. Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous coucher à plat ventre sur le sable d’Alexandrie, ou dormir à l’ombre sous les platanes de l’Hellespont ?

Tu dépéris d’embêtement, tu crèves de rage, tu meurs de tristesse, tu étouffes… prends patience, ô lion du désert ! Moi aussi j’ai étouffé